Le soir, un quai de gare en extérieur, une faible lumière (rares lampadaires), un banc avec B assis dessus, immobile et l’air absent. A arrive, arrière plan, il sera le seul à parler.
A : Bonsoir.
(…)
A : Il fait moins froid cette semaine, nous avons de la chance.
(…)
A : Vous attendez un train ?
Il n’en passe plus que deux par jour depuis les évènements. Vous êtes au courant je suppose.
(…)
A : Moi, je ne prends plus le train, on peut y faire de fâcheuses rencontres, vous savez ?
Mais j’aime bien passer par ici et regarder le reflet lointain des sémaphores faire vaciller les rails. Je m’assieds en silence (B gives a first glance, meaningless) et j’imagine suivre la voie ferrée jusqu’à l’océan.
Vous voyagez, vous ?
En général il n’y personne sur le quai le soir.
Vous allez vers la capitale ? Je n’y suis pas retourné depuis le dernier couvre-feu.
(silence)
A : Je travaillais en City-Center avant. La boutique « Esthétique Intérieur », vous connaissez ?
Rien à voir avec la décoration, c’était un centre de Spiritualité, c’est important, la Spiritualité… bien que…
Enfin, c’est passé. (soupir) Je n’ai même pas eu le temps de fermer la porte. On m’aura tout volé depuis, c’est certain ; On ne peut faire confiance à personne, vous savez ? Personne…
(B sourit, toujours silencieux)
A : C’était une belle boutique au sixième étage d’un vieil immeuble en pierre. Je l’avais aménagé avec beaucoup de goût. C’est tout ce qu’il doit rester là-bas : du goudron cassé et des pierres en gravas. Ca semble bête à dire mais j’ai bon goût en général, très bon goût même. Soixante-dix mètres carrés intérieur plus une terrasse style jardin d’hiver et de 53 mètres carrés… ambiance orientale minimaliste. J’avais passé des années à organiser chaque petit détail, vous ne pouvez pas imaginer, un vrai petit bijou, vous savez ? Et tout ça pour quoi ? … Enfin…
(silence)
Vous avez de la famille par ici ? J’avais un oncle mais je crois qu’il n’a pas survécu aux bombardements.
Cette boutique j’aurais voulu la céder à quelqu’un qui a du goût et de l’inspiration, quelqu’un de naturel et spirituel, un peu comme moi… mais plus jeune et plus fort.
Oui, car je suis malade (…) mais je ne veux pas vous embêter avec mes soucis.
(silence)
J’avais employé un jeune garçon pour m’aider, un ex délinquant qui venait d’ailleurs, mais propre et sérieux, attention ! Je sens les gens vous savez ? J’ai tout de suite su qu’on pouvait faire quelque chose de lui. Je le logeais et lui enseignais comment préparer les lotions et les crèmes, comment conseiller les clients, faire les massages et séances de méditation. Il était très souple et très beau, patient et silencieux… en fait vous lui ressemblez haha ha ! Il était surtout doué pour reconnaître les saveurs de thé et les fragrances dans les onguents… Il m’avait trouvé d’excellents disques de musique pour les séances de méditation urbaine. La musique aussi c’est important… bien que…
C’était un peu comme mon fils au final (soupir).
Parfois je me dis que je n’ai vraiment pas eu de chance, mais heureusement que je suis philosophe… ça aide de savoir penser la vie, vous savez ?
(…)
Les sirènes d’urgence nous déchiraient les tympans depuis déjà cinq jours quand Fil disparut. Le sixième matin d’alerte… personne. Je le croyais en retard et préparais les mots justes pour le sermonner. (Je n’aime pas les reproches injustes et crois être tolérant mais il faut enseigner la discipline sociale à nos jeunes, surtout quand ils ont grandi dans le chaos… Quels repères leur donne-t-on aujourd’hui, hein ? L’heure c’est l’heure, surtout au boulot. Mais je digresse, pardon, ça faisait longtemps que je n’avais pas discuté avec quelqu’un (2d glance from B over A).
Fil ne s’est plus jamais montré. J’aurais dû m’en douter, il n’était jamais en retard.
(sourire de A) enfin, qu’est-ce que vous voulez ?...
(plus bas :) Peut-être voulez-vous que je me taise ?
(long silence)
Fil et moi, c’était comme (…) Oui je dis « Fil » mais son nom c’est Philibert quelque chose, un nom de famille de là-bas, imprononçable bien sûr !
Et j’écris Fil avec un « F », vous voyez, je n’aime pas les diminutifs : ces espèces de raccourcis paresseux qui vous réduisent à quelques lettres. Le nom est la première chose qui vous définisse, vous ne croyez pas ? Bref, c’est davantage pour sa minceur et sa souplesse que je l’ai baptisé Fil, d’ailleurs le jour de notre rencontre il m’avait dit qu’il s’appelait Johnny, il n’aimait pas le prénom Philibert. Fil ça lui allait drôlement bien, je suis sûr qu’il a conservé ce nom, et je ne dis pas surnom ! (plus bas :) Oui, je sais qu’il vit encore.
Fil et moi c’était une fine équipe. Vous avez vécu ça, vous ? La complémentarité fusionnelle ? Je ne crois pas que ça arrive à tout le monde. Si tout le monde trouvait son complément, tout ça ne serait jamais arrivé.
Enfin… si je le revois, je lui paierai ce que je lui dois, ça faisait trois mois qu’il travaillait à l’œil. Je n’avais même plus assez pour acheter mes plantes, alors un salaire ! Mais j’avais un endroit secret où je cachais quelques économies, s’ils n’ont pas tout rasé, je pourrai sûrement les récupérer un jour.
Vous croyez en Dieu, vous ? (A éclate de rire) Aha ha haha ha !!!!!
Ou peut-être que c’est vous Dieu, après tout, qui sait ? Vous semblez un peu trop serein pour être mortel ! Remarquez, moi aussi je suis serein… La philosophie ça doit bien servir à quelque chose (A éclate à nouveau de rire) Aha ha !!
Je suis content de vous avoir rencontré, même si je sais que vous n’êtes pas Dieu… d’ailleurs je ne crois pas en Dieu… en tous cas pas comme les Autres y croient. Mais je dois vous laisser maintenant. Si c’est le train que vous attendez, il ne va pas tarder… Si c’est autre chose, je me permets de vous dire que ça n’arrivera pas ici. Ici rien ne se passe plus… et c’est mieux finalement.
Soyez prudent dans la capitale, et rappelez-vous qu’il n’y a personne à qui vous puissiez faire confiance. (plus bas :) Personne à part moi…
Fin du premier tableau, A s’en va par le côté opposé d’où il était venu. Noir.